Cela commençait plutôt mal. Une ambiance étrange. Un début de scénario sibyllin. Un grand patron dans une limousine. Noire chez Cronenberg, blanche chez Carax, le Festival de Cannes a décidément fait honneur cette année à ces engins de luxe symbole même de la réussite capitaliste. Mais très vite l’expérience surréaliste captive, envoute, stupéfie. La beauté s’offre au spectateur. Me viennent à l’esprit Dali, Titien, Goya. Leos Carax ne filme pas il peint. Il a l’art de créer de véritables tableaux vivants. Un clochard borgne aux cheveux orange tout de vert vêtu trouble la sérénité du Père Lachaise, violente un aveugle, bouffe les fleurs piquées à même les tombes et arrache de ses chicots les doigts de l’assistante d’un photographe pour aller lécher -la bouche ensanglantée- le mannequin vénusien entrain de se faire shooter. Ce même clochard priapique va, quelques instants plus tard, poser délicatement sa tête christique sur les genoux de la déesse transformée en Sainte dans une scène incroyable qui n’est pas sans rappeler cette fois les piétas de la Renaissance. Ça y est j’y suis et je n’en sortirai plus. Une expérience cinématographique fabuleuse. Je me laisse littéralement hypnotiser par les images, par les mots. Ces mots si forts qui s’infiltrent dans mon esprit. « La beauté se trouve dans l’œil de celui qui la regarde…mais quand plus personne ne regarde? », « Rien ne nous fait sentir plus vivant que la mort des autres ».
Oscar dans sa limousine, tour à tour mendiant(e), père de famille, meurtrier, patron d’entreprise, vieillard en fin de vie symbolise la condition humaine. A travers le périple du personnage campé par Denis Lavant -d’une profondeur déconcertante- Carax parle d’évolution (et d’ailleurs en la matière la conclusion offre à mon sens un regard assez ironique), d’amour, de vie, de mort en laissant à chacun le soin d’avoir sa propre lecture. Oscar, c’est Leos Carax (savant mélange d’ailleurs d’Alex et Oscar), c’est vous, c’est moi! Mais au delà de la compréhension, le cinéaste nous invite surtout à partager son délire onirique, à s’arrêter sur la beauté des images, à ressentir, s’interroger sur le sens des choses et la nature humaine en général. C’est esthétique, philosophique, intense, viscéral et charnel. Je l’ai dans la peau, il me prend aux tripes. Les scènes s’emmêlent et s’entremêlent, déclenchent des souvenirs, renvoient à d’autres œuvres : la façade Art Nouveau de la Samaritaine, les décombres postindustriels de l’intérieur du même bâtiment au parterre jonché de mannequins en plastique, la parade amoureuse de deux corps ophidiens moulés dans du latex, les doigts arrachés me rappelant Cronos dévorant son fils, les toits de Paris, la piéta. Ce voyage presque « initiatique » chaque spectateur le vivra à sa façon. Certains s’ennuieront je n’en doute pas, d’autres le trouveront présomptueux c’est certain, d’autres enfin le vivront à plein. Il restera pour moi, j’ose le dire, un des plus beaux voyages que m’ait offert le cinéma ces dernières années.
Laisser un commentaire