Maintenant, les rayons directs du soleil avaient complètement disparu. Le ciel ne présentait plus que des couleurs rose et jaune : crevette, saumon, lin, paille ; et on sentit cette richesse discrète s’évanouir elle aussi. Le paysage céleste renaissait dans une gamme de blancs, de bleus et de verts. Pourtant, de petits coins de l’horizon jouissaient encore d’une vie éphémère et indépendante. Sur la gauche, un voile inaperçu s’affirma soudain comme un caprice de verts mystérieux et mélangés ; ceux-ci passèrent progressivement à des rouges d’abord intenses, puis sombres, puis violets, puis charbonneux, et ce ne fut plus que la trace irrégulière d’un bâton de fusain effleurant un papier granuleux. Par-derrière, le ciel était d’un jaune-vert alpestre, et la barre restait opaque avec un contour rigoureux. Dans le ciel de l’ouest, de petites striures d’or horizontales scintillèrent encore un instant, mais vers le nord il faisait presque nuit : le rempart mamelonné n’offrait que des bombements blanchâtres sous un ciel de chaux.
Rien n’est plus mystérieux que l’ensemble de procédés toujours identiques, mais imprévisibles, par lesquels la nuit succède au jour. Sa marque apparaît subitement dans le ciel, accompagnée d’incertitude et d’angoisse. Nul ne saurait pressentir la forme qu’adoptera, cette fois unique entre toutes les autres, la surrection nocturne. Par une alchimie impénétrable, chaque couleur parvient à se métamorphoser en sa complémentaire alors qu’on sait bien que, sur la palette, il faudrait absolument ouvrir un autre tube afin d’obtenir le même résultat. Mais, pour la nuit, les mélanges n’ont pas de limite car elle inaugure un spectacle faux : le ciel passe du rose au vert, mais c’est parce que je n’ai pas pris garde que certains nuages sont devenus rouge vif, et font ainsi, par contraste, paraître vert un ciel qui était bien rose, mais d’une nuance si pâle quelle ne peut plus lutter avec la valeur suraiguë de la nouvelle teinte que pourtant je n’avais pas remarquée, le passage du doré au rouge s’accompagnant d’une surprise moindre que celui du rose au vert. La nuit s’introduit donc comme par supercherie.
Ainsi, au spectacle des ors et des pourpres, la nuit commençait-elle à substituer son négatif où les tons chauds étaient remplacés par des blancs et des gris. La plaque nocturne révéla lentement un paysage marin au-dessus de la mer, immense écran de nuage, s’effilant devant un ciel océanique en presqu’îles parallèles, telle une côte plate et sableuse aperçue d’un avion volant à faible hauteur et penché sur l’aile, étirant ses flèches dans la mer. L’illusion se trouvait accrue par les dernières lueurs du jour qui, frappant très obliquement ces pointes nuageuses, leur donnaient une apparence de relief évocatrice de solides rochers – eux aussi, mais à d’autres heures, sculptés d’ombres et de lumière – comme si l’astre ne pouvait plus exercer ses burins étincelants sur les porphyres et les granits, mais seulement sur des substances débiles et vaporeuses, tout en conservant dans son déclin le même style.
Sur ce fond de nuages qui ressemblait à un paysage côtier, au fur et à mesure que le ciel se nettoyait on vit apparaître des plages, des lagunes, des multitudes d’îlots et de bancs de sable envahis par l’océan inerte du ciel, criblant de fjords et de lacs intérieurs la nappe en cours de dissociation. Et parce que le ciel bordant ces flèches nuageuses simulait un océan, et parce que la mer reflète d’habitude la couleur du ciel, ce tableau céleste reconstituait un paysage lointain sur lequel le soleil se coucherait de nouveau. Il suffisait d’ailleurs de considérer la véritable mer, bien en dessous, pour échapper au mirage : ce n’était plus la plaque ardente de midi, ni la surface gracieuse et frisée de l’après-dîner. Les rayons du jour, reçus presque horizontalement, n’éclairaient plus que la face des vaguelettes tournées vers eux, tandis que l’autre était toute sombre. L’eau prenait ainsi un relief aux ombres nettes, appuyées, creusées comme dans un métal. Toute transparence avait disparu.
Alors, par un passage très habituel, mais comme toujours imperceptible et instantané, le soir fit place à la nuit. Tout se trouva changé. Dans le ciel opaque à l’horizon, puis au-dessus d’un jaune livide et passant au bleu vers le zénith, s’éparpillaient les derniers nuages mis en œuvre par la fin du jour. Très vite, ce ne furent plus que des ombres efflanquées et maladives, comme les portants d’un décor dont, après le spectacle et sur une scène privée de lumière, on perçoit soudain la pauvreté, la fragilité et le caractère provisoire, et que la réalité dont ils sont parvenus à créer l’illusion ne tenait pas à leur nature, mais à quelque duperie d’éclairage ou de perspective. Autant, tout à l’heure, ils vivaient et se transformaient à chaque seconde, autant ils semblent à présent figés dans une forme immuable et douloureuse, au milieu du ciel dont l’obscurité croissante les confondra bientôt avec lui.
Claude Lévi-Strauss / Tristes Tropiques
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