Au bonheur des maux

Ce n’est pas en lisant Soumission, le dernier livre de Michel Houellebecq que j’ai découvert Joris-Karl Huysmans mais grâce à Luzy qui, désolée de mes lacunes en littérature du XIXème siècle, m’a offert un exemplaire d’A Rebours. Je la remercie vivement car ma rencontre avec cet auteur, malheureusement resté pour moi trop longtemps dans l’ombre de géants tels que Hugo, Zola ou Maupassant, n’a été que trop tardive. Pourtant, les premières pages m’ont pour le moins déstabilisé. Je me suis demandé comment j’allais venir à bout d’un bouquin pareil.

Huysmans a la plume allègre et roborative. La lecture est ardue, le vocabulaire opulent – et parfois abscons ! – et certaines phrases prennent leurs aises, s’étalant de virgules en virgules, de coups de griffes en coups de chapeau, sur une page ou plus. Malgré cette écriture alambiquée, la mystérieuse alchimie, le lien ténu mais consistant qui, à travers l’espace et le temps, se noue entre un lecteur et un auteur, a rapidement opéré.

Compagnon de plume d’Émile Zola et un temps adepte de la cause naturaliste, Huysmans s’en est affranchi ainsi qu’il l’a expliqué dans une préface à son roman écrite vingt ans plus tard : « Cette école qui devait rendre l’inoubliable service de situer des personnages réels dans des milieux réels était condamnée à se rabâcher, en piétinant sur place. » C’est en 1884 que le divorce entre le mouvement naturaliste et Huysmans est consommé, au moment de la parution d’A Rebours, un livre qui permet à son auteur de se libérer de ce qu’il estime être « une littérature sans issue. »

A Rebours, livre de rupture donc, est étrange à plus d’un titre. Étrange parce que, bien qu’il ne s’y passe rien ou en tout cas pas grand chose, on ne s’y ennuie pas une seconde. Étrange aussi par sa construction centrée sur un seul personnage, Jean des Esseintes, avatar ultime d’une noblesse qui rend son dernier souffle, étranglée par le corset étroitement noué de la bourgeoisie triomphante de cette fin du XIXème siècle.

Huysmans, qui semble t-il, s’est librement inspiré du comte Robert de Montesquiou, a fait de son personnage un dandy noir, mais d’une noirceur si profonde, si dense, qu’il en devient flamboyant. Il en a fait aussi un grand malade. Dépressif, dictatorial, à la fois en quête et en rejet de Dieu, cyclothymique, capable de passer en un paragraphe d’une exaltation dévorante à une dépression cannibale, misanthrope absolu, le personnage semble repoussant. Héros cynique, confit d’égoïsme et lardé de ressentiments, il n’en attire pas moins une curieuse forme de sympathie. Grâce à l’humour noir, féroce – mais toujours étincelant – de Huysmans, on ne peut s’empêcher, sinon d’aimer, mais au moins d’apprécier Jean des Esseintes et de rire de, ou avec, lui.

Après avoir calciné la vie par les deux bouts, après avoir savouré tous les plaisirs de la chair et de l’apparat, goûté à toutes les déviances et à toutes les décadences de son temps, des Esseintes s’est retiré et vit dans une maison isolée à Fontenay-aux-Roses, régnant en despote sur deux domestiques transparents. A la tête d’une fortune considérable qui lui permet de satisfaire à tous ses caprices, il s’est construit, pour oublier la vacuité de la vie en général et de la sienne en particulier, un monde hors du monde où il erre entre passé et présent. Cet univers minuscule et replié sur lui-même, il l’a peuplé de reliquaires et de livres précieux qu’il fait imprimer à un exemplaire à son seul usage. Ses murs s’ornent des tableaux de Gustave Moreau représentant Salomé (la description de ces œuvres est époustouflante !), de dessins d’Odilon Redon ou de gravures de Jan Luyken, grand spécialiste de la représentation des tortures religieuses à travers les siècles. Par soucis d’esthétisme, par pur amour du beau, pour tenter de perfectionner encore ce qui est parfait, des Esseintes va jusqu’à faire incruster de pierres précieuses la carapace d’une tortue qui, la pauvre, ne survivra pas longtemps à ce luxueux traitement.

Doté d’une culture gargantuesque, il a un avis sur tout : la littérature ancienne ou contemporaine, la poésie, la peinture, la musique et le plain-chant, la botanique, la joaillerie ou même la décoration intérieure. Chapitre après chapitre, dans une sorte de représentation permanente dont il est à la fois seul acteur et seul spectateur de la pièce qu’il se joue, il explique, détaille, justifie, adore ou voue aux gémonies.

Certains passages sont particulièrement croustillants tel celui consacré aux auteurs latins ou encore celui où l’anti-héros s’offusque de la présence de farine de fécule dans le pain de l’eucharistie alors que, chacun le sait depuis la publication du second tome de Théologie Morale rédigée par Son Excellence le Cardinal Thomas Gousset, le Très-Haut ne peut s’incarner correctement que dans la farine de céréale.

Quant à la manière dont le docteur guérit des Esseintes, elle est – je le cite – « à coup sûr la dernière déviation qu’on pût commettre » et la « décisive insulte jetée à la face de cette vieille nature dont les uniformes exigences seraient pour jamais éteintes »… Mais le souci de ne pas vous révéler la fin de l’histoire autant que la bienséance m’empêche de vous la raconter ici !

A l’issue de sa lecture d’A Rebours, Barbet d’Aurevilly a écrit : « Après un tel livre, il ne reste plus à l’auteur qu’à choisir entre la bouche d’un pistolet ou les pieds de la croix. » Ce à quoi Huysmans a répondu des années plus tard par un laconique et savoureux : « C’est fait.» Je serai (malheureusement) moins talentueux que Barbet d’Aurevilly mais aussi (heureusement) beaucoup plus léger car, même s’il n’a rien d’un livre comique, loin s’en faut, A Rebours, par son écriture magistrale, par la monumentale malice qu’il dégage, m’a beaucoup fait sourire et souvent éclater de rire.

Nul doute qu’à mon tour je l’offrirai. Mais pas à n’importe qui !

 

Pour les adeptes de la lecture sur tablette, A Rebours au format Epub : http://fr.feedbooks.com/book/1239/rebours

Photos : Salomé (1876) / Salomé l’Apparition Gustave Moreau

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