Interview : « Rire » et « Barbelé » peuvent-ils s’accorder?

Quand la lucidité se teinte de malice, quand on est capable de dérision là où l’espoir semble si lointain. Germaine Tillion a réussi ce réjouissant tour de force : rire pour résister! Et Charlotte Costes-Debure l’a brillamment repris à son compte dans « Rire Barbelé », une adaptation théâtrale émouvante de l’opérette Verfügbar aux Enfers écrite à Ravensbrück par celle qui après avoir connu l’enfer sur terre a gagné sa place au Panthéon…(ou au paradis?). Le spectacle se produira cette année dans le cadre du festival Off d’Avignon. Rencontre avec une metteur en scène de talent capable de faire rimer gravité avec légèreté.

 

CharlotteLuzy : Vous travaillez en ce moment sur « Rire Barbelé », une pièce de théâtre adapté du Verfügbar aux Enfers de Germaine Tillion, qui évoque le système concentrationnaire sous un jour un peu décalé, pourquoi ce choix?

Charlotte : Plusieurs causes. J’ai un attachement personnel à ce sujet pour des raisons familiales. La mémoire de ces événements est lourde et lorsque j’ai découvert, il y a plusieurs années, qu’au cœur même d’un camp quelqu’un avait écrit une opérette, j’ai été sidérée. Et enthousiasmée! Je ne pouvais pas m’empêcher de penser que j’étais tombée sur la preuve que l’esprit humain peut résister même au pire et que nous n’étions pas condamnés à subir la mémoire. A l’époque où j’ai découvert ce texte je me formais au jeu du clown et du masque et le lien s’est fait : le code de jeu burlesque m’a semblé tout indiqué pour mettre à jour à la fois l’humour et le témoignage de Germaine Tillion. J’ai fait une première présentation, d’une forme de 15 minutes à peine, qui a été très bien reçue. Mais je me suis arrêté là. Pour moi ce travail avait été une forme de catharsis de toute cette mémoire si pesante, de la fascination morbide que peut générer ce sujet. Je ne pensais pas y revenir. Et pourtant….

Luzy : Est-ce le thème fort des camps de la mort que vous souhaitiez aborder ou vouliez-vous rendre un hommage à cette résistante remarquable qui a trouvé sa place au Panthéon?

Charlotte : Avec l’entrée au Panthéon de Germaine Tillion j’ai recommencé à me questionner sur ce travail. Les années ont passées, j’ai aujourd’hui une troupe solide autour de moi. Et l’opportunité s’est présentée à travers le Festival des Quinze cents Coups 2015 qui avait pris pour thème « Au-delà des murs l’Imagination ». Les conditions étaient réunies. Je me suis donc remise au travail et nous avons créé Rire Barbelé. Il s’agit bien sûr de faire connaître Germaine Tillion – dont le combat ne s’est pas limité à la déportation – et de proposer un regard différent sur ce sujet souvent figé dans une mémoire tragique. Mais c’est avant tout le processus de résistance qui m’intéresse. Germaine Tillion, en écrivant une opérette dans le camp, parvient non seulement à se distancier des souffrances subies mais elle fait bien plus, elle les analyse. Elle mobilise son esprit pour comprendre et faire comprendre à ses codétenues le système qui les oppresse. Et c’est cette démarche qu’il me parait si important de mettre en avant. « Il ne faut pas s’habituer, s’habituer c’est accepter » fait-elle dire à l’un de ses personnages; ce précepte, vital dans le contexte du camp, est applicable à bien des situations. Au-delà même du thème de la déportation, si fort dans les esprits,  c’est cette exhortation à l’indignation qui  est au cœur du spectacle.

Luzy : Votre spectacle conjugue savamment humour et drame, on y passe facilement du rire aux larmes, était-ce un challenge pour vous? Est-ce difficile de véhiculer des émotions contradictoires?

Charlotte : Il était difficile de savoir comment le public allait réagir. Je crois qu’on ne peut jamais maîtriser tout à fait cela. Notre travail consiste à être le plus préparés et le plus généreux possible. Je voulais que le spectateur passe un moment fort, un beau moment de théâtre, drôle et émouvant. Que le sujet n’empêche pas la connivence entre les personnages et le public. J’aime l’idée de surprendre le spectateur par son propre rire et le sursaut de conscience que cela peut susciter. Le challenge consistait à assumer pleinement le propos et à guider les interprètes vers une grande sincérité. Le code du clown est un outil merveilleux pour cela : le clown est sans prétention, il vit les choses pleinement, naïvement, sans contrefaire. Cela nous a permis ces contrastes entre moments légers et cruels. Mais dès lors que l’on joue, l’émotion que cela génère appartient au spectateur. Et chaque représentation nous apprend beaucoup.

Luzy : Roberto Benigni a lui aussi en 1997 réussi ce pari fou avec « La vie est belle », son fabuleux conte que j’oserais mais du bout des lèvres appeler « poétique », l’avez-vous vu? Si oui qu’en avez-vous pensé? Vous a t-il inspirée?

Charlotte : C’est une référence bien sûr, surtout lorsqu’on se questionne sur le pouvoir de la dérision. Je me suis beaucoup intéressée à ce film et aux réactions qu’il a provoquées. A l’époque de sa sortie, il y a eu de vives critiques dans des milieux défenseurs de la Mémoire de la Shoah, comme s’il y avait quelque chose d’insultant à vouloir adoucir cette réalité. Et pourtant, les réactions des rescapés des camps furent extrêmement positives; parce que Benigni avait choisi de parler de l’amour et du rêve, et que cela a existé même dans les camps, et qu’au milieu des souvenirs les plus noirs, il y avait aussi cela. Pour moi, choisir cet angle poétique et optimiste est un acte de résistance, c’est opposer l’espoir à la terreur…
Néanmoins le texte de Germaine Tillion nous entraîne vers un autre type de résistance : sa dérision porte sur les conditions même de détention et contribue à nous informer sur la réalité du camp. Elle ne s’échappe pas dans l’imaginaire, elle prend le réel à bras le corps et lui fait face avec toutes les armes de son esprit.

Luzy : Pensez-vous que l’on puisse rire de tout? Le rire est-il selon vous une bonne catharsis pour évacuer l’horreur, la colère, l’indicible?

Charlotte : Je crois que lorsque l’on est capable de rire d’un sujet, c’est que l’on est à la bonne distance pour y réfléchir. Et c’est nécessaire, surtout pour les sujets les plus graves, d’arriver à s’extraire de l’affect – aussi difficile que cela soit- pour combattre avec les armes de la raison. Lorsqu’il s’agit des camps et de la seconde guerre mondiale, je crois que l’espace de paroles, de dialogues, de documentation est suffisamment grand aujourd’hui pour que l’on puisse avoir l’exigence d’une mémoire critique. Malheureusement pour bien d’autres épisodes monstrueux de l’histoire, les langues ne sont pas encore assez déliées, les informations ne circulent pas et le silence empêche une réflexion claire. L’affect reste trop fort car non reconnu, non cicatrisé… Et tant que ce travail de lucidité – si cher à Germaine Tillion- ne sera pas fait, il y a bien des sujets sur lesquels nous ne pourrons pas rire, ni réfléchir. Je ne saurais donc prétendre qu’on puisse rire de tout mais par contre, je crois vraiment qu’il faut s’y employer.

Luzy : Votre pièce cumule expression corporelle, chants, interprétations musicales, textes forts et diction impeccable avec talent, parlez-nous de vos acteurs, de votre troupe? Qui sont-ils? Quelles formations ont-ils?

Charlotte : La compagnie Tout&Versa s’est constituée pendant nos années de formation commune au Centre des Arts de la Scène, où nous avons suivi un cursus pluridisciplinaire de théâtre/chant/danse. Mais chaque membre a eu auparavant une trajectoire différente. Certains viennent de la musique ou de la  danse, d’autres ont fait des études littéraires, et d’autre encore de la voltige équestre! La troupe est riche de savoir-faire variés et l’équipe est très complémentaire. Pour ce spectacle notamment, nous avons la chance de pouvoir faire appel aux compétences d’Amelia Ewu – pianiste et compositrice (en plus d’être danseuse et comédienne!) – qui a fait un travail admirable en créant toute la partition du spectacle. La formation musicale et corporelle de tous les membres de l’équipe a permis de mener un travail exigeant sur les chansons et sur le jeu. Je pourrais vous parler des heures des spécificités de chacune des interprètes. Travailler avec elles est une aventure formidable. Pour ma part, je suis convaincue par le travail collectif. Il faut une vraie solidarité, des convictions et une exigence commune pour monter des spectacles comme Rire Barbelé. Une dernière chose également qui me tient à coeur, le spectacle accueille une comédienne allemande, Henrietta Teipel. C’était important pour nous de faire le pont entre la France et l’Allemagne pour un spectacle qui touche à l’histoire des deux pays.

Luzy : « Rire Barbelé » se produit cette année au festival off d’Avignon, en quoi est-ce important pour vous? Avez-vous trouvé des financements?

Charlotte :  Notre présence à Avignon est capitale. Toute l’équipe tient à faire vivre ce spectacle parce qu’il est porteur d’un propos fort. Aller au festival participe aussi à faire connaitre notre travail, pouvoir être diffusés même si nous avons conscience que c’est un véritable défi pour une compagnie comme la nôtre de se produire là bas. Nous y croyons beaucoup en tout cas. Nous pensons que ce spectacle a une résonance très actuelle. Il parle de résistance sous un angle surprenant, de solidarité face à l’oppression, d’humanité, d’être capable aussi d’humour sur un sujet grave, de garder sa conscience en éveil. C’est un appel à notre intelligence et à notre optimisme qu’on a très envie de faire entendre aujourd’hui. Nous recherchons tous les soutiens possibles pour mener à bien le financement de notre production à Avignon, qui est un très gros investissement. Nous avons notamment lancé un crowdfunding qui termine le 15 mars :  https://fr.ulule.com/rire-barbele/.

 

Quelques questions à Henrietta Teipel. Formée au théâtre, au chant et à la danse, en Allemagne et en France. Née à Berlin, elle vit et travaille actuellement à Munich, où elle joue au théâtre Blaue Maus dans la pièce « Wer Hunger hat soll Vögel gucken“ . Elle vient de rejoindre la compagnie TOUT & VERSA pour le spectacle Rire Barbelé. 

Henrietta

 

Luzy : Rire Barbelé s’inspire d’un texte écrit pendant la seconde guerre mondiale dans un camp de concentration à Ravensbrück. Pouvez-vous nous parler de la façon dont cette période est vue en Allemagne, et quel est votre rapport à cette mémoire ?

Henrietta : Personnellement, j’ai grandi dans un environnement très libéral. Mon père est né en 1943. Il a donc vécu la fin de la guerre et la fuite devant les troupes russes. Chez lui, des gens cachaient des juifs et tous les voisins étaient au courant mais ne disaient mot! Après la guerre, il a connu la pauvreté, le froid et la faim. Il a joué dans les décombres et a fait la connaissance de son père à 5 ans lorsqu’il est rentré de sa captivité. Étudiant, il s´est engagé dans l’idéologie soixante-huitarde. Il faisait aussi partie du mouvement vert en Allemagne.

Mon grand-père, quant à lui, avait 17 ans quand il a été mobilisé. Il a fait la bataille de Stalingrad et a reçu plusieurs balles dans la jambe pour finir dans un hôpital militaire. Totalement traumatisé par ses expérience au front, il n’a jamais été impliqué ce qui était assez rare. Il n’était pas non plus antisémite. Pourtant sa génération était bercée, quant à elle, par la pensée post colonialiste, les gens employaient encore des mots comme « nègres », et avaient de la méfiance vis-à-vis des étrangers. Discuter avec eux de la crise des réfugiés par exemple, ça n’aurait pas été possible. Je pense qu’ils portaient en eux le sentiment d´une grande injustice.

Pour ma part, que ce soit au sein de ma cellule familiale ou au lycée, j´ai vécu dans une culture de la discussion et de la réflexion. Au lycée, on parlait énormément de cette époque, parfois même de façon excessive. En étant confrontés si souvent à ce sujet, on se sent quelque part toujours coupables pour les fautes qu´une autre génération a commises. Mais en même temps, quand on voit ce qui se passe aujourd’hui en France et en Allemagne au niveau politique au sujet de la crise des réfugiés, on se dit que l’on ne sera jamais trop sensibilisés sur la peur de l’autre. D’ailleurs souvent je me fais la réflexion que l´homme est la seule créature qui n´a rien appris de ses erreurs.

Aujourd’hui, je ne connais que des jeunes de mon âge ayant une position très claire à propos de cette période. Nous souhaitons éviter à tout prix qu’une telle chose se reproduise. Cela nous terrifie de voir ce qui se passe actuellement et de constater amèrement que certaines attitudes rejetantes sont toujours d’actualité. Tout ça pour dire que l´histoire allemande est omniprésente et très très proche!

Luzy : En tant qu’actrice allemande, que pensez-vous de la façon dont le sujet de la déportation et de la résistance sont abordées dans Rire barbelé ?

Henrietta : Le texte est très intéressant car il est très ironique, presque cynique. En Allemagne il y a un proverbe qui dit  L’Humour consiste à rire malgré tout. Personnellement j´aime l’idée d’un « humour malgré tout » que véhicule la pièce. Mais je peux comprendre aussi que ça perturbe des spectateurs car on ne sait pas si on est « autorisé » à rire. C´est un rire qui reste dans la gorge.

Ce qui me plait aussi dans le texte de Germaine Tillion, c´est la façon détaillée et précise avec laquelle elle décrit le quotidien au camp. Moi par exemple, je ne savais même pas qu´il y avait cette fonction du « Verfügbar » dans un camp de concentration! Donc c´est aussi un texte très instructif.

Luzy : Pensez-vous qu’il puisse être intéressant de jouer ce spectacle en Allemagne ?

Henrietta : Sûrement! En Allemagne on parle très rarement de la résistance mais plutôt des victimes et des coupables avec en toile de fond la grande question de la culpabilité. L´organisation de résistance la plus connue en Allemagne était la « Weiße Rose » (la Rose Blanche) avec son pilier de réseau Sophie Scholl. Je trouve qu´il est important de parler aussi des héros de cette époque. Il  y en avait des héros! Beaucoup, qui ont sacrifié leurs vies pour les autres, parfois inconnus, parfois proches. Les survivants des camps aussi étaient de vrais héros. Mais pour des raisons compréhensibles ils étaient quasiment invisibles. Je trouve alors que ce texte est un vrai cadeau!

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